2. Les banques de céréales: vite construites, mais difficiles à gérer
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Les premières banques de céréales ont vu le jour au début des années soixante-dix. En 1989, on comptait dans divers pays du Sahel, à savoir le Burkina Faso, le Mali, la Mauritanie, le Niger, le Sénégal et le Tchad un peu moins de 4 000 de ces établissements. C'est le Burkina Faso qui possède en l'occurrence la plus longue tradition, ce qui explique que la plupart des informations disponibles font référence à l'expérience collectée dans ce pays. A la suite de plusieurs années consécutives marquées par de mauvaises récoltes, au cours desquelles le système de stockage familial s'avéra insuffisant pour assurer la sécurité alimentaire, certains paysans du Burkina Faso commencèrent en 1973 à réfléchir à de nouvelles méthodes. Ils s'associèrent par petits groupes dans le but d'organiser conjointement le stockage et la répartition des réserves de sécurité.
Cette question comportait à leurs yeux deux aspects principaux: l'autodiscipline et la suppression des marges bénéficiaires. Le rachat ultérieur, aux fins de couvrir leurs besoins alimentaires, de céréales qu'ils avaient vendues «sur tige» avant même la récolte n'était pas seulement lié, de leur point de vue, à des désavantages de nature pécuniaire:
"Non seulement on paie cher ce qu'il (le commerçant) vend, mais on doit en plus se plier à sa volonté dans le village. Lors des réunions au village s'il donne un avis avec lequel on n'est pas d'accord, on n'ose pas le contredire, de peur qu'il exige le payement immédiat de sa créance."
(SAWADOGO, M. Année inconnue).
Il s'agissait désormais, par le biais de l'auto-assistance et au prix d'une discipline rigoureuse, de prévenir l'apparition de telles situations. Les composantes sociales, notamment la cession à crédit de céréales aux personnes nécessiteuses, constituaient dès le départ des critères primordiaux, alors que l'aspect économique (couvrir les frais, voire réaliser des bénéfices) présente encore à l'heure actuelle pour bon nombre d'exploitants de banques de céréales un aspect plutôt secondaire.
"En réalité, au départ il n'y avait que la volonté de sortir d'une situation difficile, car personne d'entre nous n'avait plus ce qu'il fallait pour nourrir sa famille. Dès le départ, on était tous d'accord sur un certain nombre de principes de base d'une discipline commune:
1. On ne commençait à consommer le stock de céréales mis ensemble qu'entre le 15 juillet et le 30 août, période de grande nécessité.
2. Quels que soient les besoins financiers, il était absolument interdit que quelqu'un d'entre nous vende des céréales.
3. Nous devons tous être sobres dans nos consommations familiales.
4. Si, après de bonnes récoltes, personne ne vient emprunter, les céréales en stock sont distribuées équitablement à tous les membres dans les mêmes conditions qu'un prêt.
5. Nous ne vendons pas les céréales. nous prêtons avec intérêt. "
(SAWADOGO, M. Année inconnue).
2.2 Les conceptions des bailleurs de fonds
S'il n'est plus possible de reconstituer aujourd'hui dans tous ses détails la manière exacte dont le mouvement a commencé, il est cependant avéré que le nombre des banques de céréales qui ont été effectivement créées par les paysans, de leur propre initiative, est extrêmement réduit. Dans l'immense majorité des cas, l'impulsion est venue de l'extérieur, aussi bien de certains organismes étatiques que d'organisations non gouvernementales nationales et internationales (PFLUGER,W. 1984), qui voyaient entre autres dans les banques de céréales des filières pour l'aide alimentaire, laquelle a été acheminée en grande quantité dans les pays du Sahel à la suite de la période d'extrême sécheresse. En même temps que leurs fonds, les donateurs ont apporté leur propre philosophie, et il n'est donc pas étonnant qu'il n'existe toujours pas à l'heure actuelle d'accord sur la manière dont les banques de céréales sont censées s'acquitter de leur mission sociale.
De toute évidence, la majorité des donateurs estimaient que les banques de céréales avaient essentiellement une vocation sociale, mais que ce rôle n'était pas en contradiction avec le facteur rentabilité.
De l'avis général, la finalité des banques de céréales devait être d'assurer la sécurité alimentaire dans les villages par la création de stocks collectifs. Ces stocks devaient être constitués soit à partir d'achats de céréales dans le village même, soit par des achats effectués à l'extérieur.
Il était prévu que les paysans seraient rémunérés sur une base raisonnable, grâce à une politique de prix équitable, d'une part de manière à ce qu'ils puissent couvrir leurs besoins en liquidités, et d'autre part pour empêcher que les marchands n'achètent au départ des céréales au village, et ce à des prix minimes, pour les revendre par la suite aux habitants après en avoir majoré le prix. On espérait en outre que ce processus encouragerait les paysans à produire davantage.
Pendant la soudure, les populations villageoises bénéficieraient ainsi d'un double avantage: le village disposerait de toutes les céréales requises et profiterait par ailleurs des prix avantageux résultant de l'exclusion des marchands. Les prix devaient être fixés de manière à permettre non seulement de couvrir encore les frais d'exploitation, mais également de réaliser éventuellement de petits bénéfices. Quant à la gestion autonome des magasins collectifs, on en attendait des effets émancipateurs, notamment au niveau de la capacité à s'organiser et de la confiance en soi qu'elle ferait naître chez les villageois. Dans certains cas, les banques de céréales furent même considérées comme berceaux de futures coopératives et instruments de promotion du développement rural (BURKE, R. ET PFOST, H.B. 1 976; FEER 1 990).
Les entrepôts et le capital d'exploitation ont été financés de la manière la plus diverse. Les donateurs ne s'accordaient en l'occurrence que sur un seul point, celui d'exiger des habitants du village qu'ils apportent une contribution propre, le plus souvent sous forme de travail. Pour le reste, certain des donateurs ont pris la totalité des frais de construction à leur charge, tandis que d'autres accordaient des subventions ou des crédits. Même chose en ce qui concerne le capital initial des banques de céréales, fourni sous forme de céréales ou des fonds nécessaires à leur achat.
C'est dans les régions périphériques, isolées, ravitaillées par des commerçants privés à des conditions désavantageuses et coupées de l'approvisionnement par les offices céréaliers nationaux du fait que le rayon d'action de ces derniers était, pour des raisons de coûts, limité aux centres urbains et ruraux, que l'on a situé les besoins les plus urgents. Les programmes des organisations non gouvernementales, notamment, concernaient des régions présentant des déficits structurels ou périodiques.
Alors qu'en 1980 il n'y avait au Burkina Faso que 150 banques de céréales, les pouvoirs publics en ont créé 800 jusqu'à la fin de 1989 (580 dans des régions excédentaires et 200 dans des régions déficitaires). Au cours de la même période, les organisations non gouvernementales ont aménagé 700 banques de céréales, presque uniquement dans des régions déficitaires. Certaines provinces ont été littéralement envahies par les banques de céréales (citons à cet égard la province de Sanmatenga avec 150 créations dans l'espace de cinq ans), avec divers donateurs opérant dans la même région sans qu'il y ait concertation entre eux, ce qui a parfois conduit à des situations absurdes, où l'on a vu se créer dans un seul village trois banques de céréales financées par des donateurs différents.
Non seulement cette absence de concertation, due à une situation de concurrence, s'est révélée jusqu'ici un handicap du point de vue de la coordination des programmes en cours de réalisation, mais elle a pratiquement rendu caduque toute tentative faite pour dresser un bilan des résultats obtenus jusqu'à présent.
Selon les recherches de la F.A.O., les subventions accordées en quinze ans pour la création de 3 300 banques de céréales dans six pays du Sahel atteignent au total 30 millions de dollars, ce qui représente un peu moins de 440.000 dollars par an. Pour chaque banque de céréales, 9 000 dollars ont été investis. Comparé au volume des subventions accordées aux projets de développement rural dans les pays du CILSS, qui s'élevaient à 254 millions de dollars pour la seule année 1985, le montant des sommes accordées pour la promotion des banques de céréales peut paraître faible (CILSS-BIT ACOPAM-FAO 1991). On a néanmoins peine à imaginer qu'en 20 ans d'existence, les programmes n'aient pas été soumis à une seule vérification précise des comptes par un organisme externe.
Au-delà des recherches de la F.A.O., les tentatives sérieuses visant à vérifier la rentabilité des banques de céréales ont été peu nombreuses (ALBERT, H. 1992; ALLEN, H. 1991; MINISTÈRE DE L'AGRICULTURE, PROJET DRDBI 1991; USECARE TOGO 1990; VÖGELE, J.M. 1988).
L'enquête que nous allons brièvement présenter ici à titre d'exemple concerne les quinze magasins collectifs fumigables installés par CARE Togo à l'intention d'associations de producteurs de mais (ALLEN, H. 1991). Les responsables de la planification étaient partis d'une augmentation saisonnière de 50 à 100 % des prix du mais, d'un taux d'occupation des entrepôts de 100% et de pertes de stockage avoisinant les 2 %. Les magasins ont été attribués aux groupements concernés sur la base de crédits, qui devaient être remboursés à partir des bénéfices réalisés sur le stockage spéculatif.
Au cours des trois années de fonctionnement de ces magasins, cependant, la croissance saisonnière moyenne des prix n'a pas dépassé 44 %, avec une utilisation de capacité maximale de 60% (tendant à baisser). L'étude, dans laquelle on a examiné deux variantes (stockage pour le compte de clients en échange d'une taxe et stockage spéculatif en compte propre), arrive dans les deux cas à la conclusion que la rentabilité est subordonnée à un subventionnement massif, et que même cette démarche est insuffisante pour exclure tous les facteurs de risque. Elle déconseille par conséquent la poursuite du programme au profit d'une amélioration du stockage familial traditionnel.
La plupart des donateurs ont renoncé à une étude de faisabilité ou n'ont pas suffisamment pris au sérieux les calculs de rentabilité existants, ce qui résulte soit d'une négligence, soit d'une omission volontaire, pour des raisons politiques par exemple. On ne sera donc pas surpris de constater que sur les nombreuses banques de céréales existantes, seul un nombre infime d'entre elles est encore opérationnel (GERGELY, N. ET AL. 1990).
Après avoir observé des banques de céréales dans six pays du Sahel, une mission de la F.A.O. a établi en 1990 l'inventaire suivant des banques de céréales encore opérationnelles (GERGELY, N. ET AL. 1990):
Tabl. 1: Inventaire des banques de céréales dans six pays du Sahel (chiffre de 1990)
Pays | Banques de céréales | Quantités
stockées (t env) |
En moyenne (t) |
Sénégal | 240 | 4000 | 17 |
Mali | 400 | 4700 | 12 |
Burkina Faso | 800 | 6 000 à 7 000 | 8 |
Niger | 370 | 4800 | 13 |
Mauritanie | 25 | inconnues | - |
Tchad | entre 500 et 1000 | inconnues | - |
Sont considérées comme opérationnelles dans ce cas précis aussi bien les banques de céréales qui couvrent leurs frais d'exploitation ou réalisent même des bénéfices, que celles qui ne survivent que grâce à des subventions. Non opérationnelle veut dire que la banque de céréales a cessé ses activités; le magasin est alors vide ou utilisé à d'autres fins que sa destination première.
Les raisons qui contraignent une banque de céréales à cesser ses activités sont connues Elles se réduisent malgré leur diversité à quelques problèmes fondamentaux:
Entrepôts surdimensionnés et problèmes non résolus au niveau de l'approvisionnement (frais de transports élevés, par ex.) font que les capacités de stockage ne sont que partiellement exploitées
Impossibilité de vendre les céréales avec la marge bénéficiaire prévue,
- parce que la demande est faible à la suite
de bonnes récoltes
- parce qu'il existe des offres concurrentes meilleur marché,
notamment l'aide alimentaire (cf. encadré ci-dessous)
- parce que le pouvoir d'achat est insuffisant.
Dans les cas cités, les céréales sont soit vendues largement en dessous de leur prix, soit cédées à crédit, sans compter que la marge bénéficiaire brute se voit réduite dans certains cas du fait de pertes importantes consécutives à un stockage inadéquat.
Tabl. 2: Aide alimentaire au Burkina Faso 1989 -1994:
Année | Production
nationale de céréales (en 1000 t) |
Besoins en aide alimentaire (en 1000 t) |
Quantités
de céréales fournies par les USA et le PAM (en 1000 t) |
Quantités fournies par d'autres donateurs (en 1000 t) |
Couverture
des besoins en % |
1989/90 | 1937 | 6 | 39 | 7 | 767 |
1990/91 | 1503 | 80 | 48 | 14 | 78 |
1990/92 | 2442 | 6 | 32 | 27 | 983 |
1992/93 | 2462 | 13 | 29 | 9 | 292 |
1993/94 | 2473 | 10 | 33 | 3 | 360 |
Indépendamment des besoins réels, l'organisme donateur USAID prévoit la fourniture annuelle de 18 000 à 20 000 t de céréales au Burkina Faso, principalement du sorgho rouge produit aux Etats-Unis.
Ces livraisons sont attribuées à des cantines scolaires, des hôpitaux et des jardins d'enfants, auxquels ils sont remis gratuitement. Une bonne partie est également distribuée dans le cadre de programmes «Fond for York», menés en 1994 au Burkina Faso par 24 organisations non gouvernementales. Du fait que ces programmes «Fond for Work» sont essentiellement mis en oeuvre dans des régions déficitaires, beaucoup de banques de céréales se voient directement touchées par cette concurrence bon marché.
SOURCE: PAM (1994)
Les modalités de financement des magasins et du capital d'exploitation manquent de réalisme: les délais de remboursement sont trop courts et les recettes insuffisantes pour financer le principal et les intérêts.
La cohésion sociale - un facteur important lorsqu'il s'agit de gérer une entreprise collective - fait défaut, ce qui se traduit par des malversations, des vols, des litiges et une perte de motivation.
Le gérant et les organisations d'encadrement sont dépassés par la gestion et le suivi. La dotation en instruments de travail et en moyens de transport est insuffisante.
Au vu de ces problèmes, la question se pose de savoir si ces difficultés constituent des pannes certes regrettables, mais en principe évitables, ou si les banques de céréales sont par essence condamnées à l'échec en raison de problèmes précis. Dans leur étude publiée en 1991, Elliot Berg et Lawrence Kent remettent fondamentalement en question l'utilité des banques de céréales et déconseillent leur promotion aux donateurs éventuels. Cette étude, qui passe pour l'une des prises de position les plus discutées concernant les banques de céréales au Sahel, est d'une importance non négligeable dans le débat pour ou contre. On trouvera dans la section suivante un exposé des principaux arguments.
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